mardi 13 mai 2008

Dans un pays où il y a Madga Roumi

Ceux qui accusaient le Hezbollah libanais de vouloir constituer un Etat dans l’Etat ont vu leurs prévisions se vérifier. Pour avoir voulu enquêter sur un réseau de télécommunications parallèle mis en place par l’armée chiite de Nasrallah, le gouvernement libanais est confronté à un putsch. Les milices de Nasrallah ont occupé l’aéroport de Beyrouth et les principaux quartiers de la capitale pour montrer leur force.Le temps où les combattants de l’autre milice chiite, Amal, étrillaient le petit rival du Hezbollah est bien fini. Le mouvement Amal, dirigé par le chef du Parlement Nabih Berri, est désormais le petit vassal d’une force armée ouvertement soutenue par l’Iran. Jadis, le Liban était un Etat multiconfessionnel régi par des règles acceptées et respectées par tous. Les voisins arabes s’accommodaient de l’existence d’un Liban pluraliste, démocratique et florissant. Ce qui n’était pas le cas des Etats arabes environnants ni celui d’Israël. Un tel pays arrangeait beaucoup les affaires des dirigeants arabes, même s’il était un mauvais exemple et une tentation pour leurs peuples. C’est au Liban que se réglaient les petits et grands comptes entre frères, que se vidaient leurs querelles intestines. Le Baath irakien étripait son rival syrien et vice-versa mais sans jamais trop de débordements. Puis les grands frères arabes et les petits frères palestiniens ont mis fin à tout ça. Le champ clos des joutes arabes a ouvert ses portes au tout-venant et à tous les périls. La guerre civile, l’intervention puis l’occupation syrienne ont fait le reste : l’Iran a progressivement installé ses pions au Liban et renforcé sa présence. Les accords de Taëf de 1989 sont progressivement vidés de leur contenu et les pays arabes se taisent de peur d’irriter Damas.


L’Iran, qui fut le principal allié d’Israël dans la région et son pourvoyeur d’armes, ne fait pas dans le sentiment. La destruction d’Israël est un paravent idéal pour ses projets impérialistes et le Hezbollah en est l’instrument idéal. A l’été 2006, le Hezbollah lance quelques pétards sur Israël qui riposte en détruisant la moitié du Liban. Après quelques semaines d’une partie de cache-cache meurtrière pour les non-combattants, le Hezbollah parade dans les rues de Beyrouth. Cette «victoire» à la Pyrrhus de Nasrallah le rend de plus en plus audacieux. Fort de son nouveau baptême du feu qui l’a auréolé du titre de «résistant», le Hezbollah est de plus en plus exigeant. Le mouvement qui a installé le régime des ayatollahs au cœur de Beyrouth accuse le gouvernement légal de collusion avec Israël et avec les Américains. Ce n’est pas par hasard que la presse de Damas a salué hier l’intervention du Hezbollah qui a «rétabli la situation» au Liban. Tout se passe comme si les dirigeants arabes avaient fait le choix de sacrifier le Liban, tel qu’il existe encore, au profit d’une autocratie religieuse exclusivement musulmane. On pourra alors s’y entretuer sans que les gouvernements français ou américains soient tentés de débarquer pour évacuer des chrétiens qui ne seront plus là. En attendant, le Liban vit et je pourrais dire qu’il chante. Vendredi dernier, alors que les combats de rue faisaient rage à Beyrouth, Magda Roumi enregistrait aux studios de la MBC (la chaîne saoudienne). En dépit des conseils de prudence qui leur avaient été prodigués, le producteur et l’animateur de l’émission «Al-Arrab» (Le Parrain) ont tenu leur pari et Magda Roumi a joué le jeu. Le public aussi était là, venu sans doute des zones non touchées par le combat. Selon la correspondante du magazine Elaph qui était présente, il n’y avait pas un seul confrère dans le studio d’enregistrement. L’un d’eux avait même tenté de la dissuader de s’y rendre en raison des combats. Magda Roumi a parlé, bien sûr, de la situation actuelle et des malheurs de son pays, de Beyrouth, «Maîtresse du monde». «Nous sommes des peuples dopés par la mort.» Et de crier d’une voix dominée par la douleur : «Laissez un peu de place au rêve !» Et elle répète : «Nous sommes un peuple qui ruse avec la vie pour pouvoir exister. Nous sommes un champ d’expériences et un peuple qui dessine les traits de la mort. Même l’oiseau a peur. Nous n’entendons plus le chant de l’oiseau au Liban.» Mais il reste celui de Magda qui sent qu’elle doit s’exprimer, dire ce qu’elle a sur le cœur. «Si elle se taisait dans des moments pareils, ce serait comme si elle avait abdiqué toute dignité.» On la sent au bord des larmes mais elle les refoule avec sa maîtrise coutumière. Le public est aussi gagné par l’émotion. Lorsque l’animateur lui demande quelle est la solution, elle répond avec calme : «S’ils sont incapables de trouver un accord, qu’ils renoncent au confessionnalisme et qu’ils séparent la religion de l’Etat. Qu’ils laïcisent l’Etat et nous épargnent les divisions, que le pouvoir revienne à celui qui peut diriger et non pas à n’importe qui sous prétexte d’appartenance à telle ou telle confession !» Magda Roumi a refusé de chanter en studio. Elle est trop émue et elle craint que sa voix angélique ne la trahisse. Le plus bel hommage lui est parvenu de ce téléspectateur, par SMS : «Comment peuvent- ils tirer des balles dans un pays où il y a Magda Roumi ?» Quelques heures auparavant, des hommes en cagoule avaient fait irruption dans les studios de la chaîne Al- Moustakbal, situés dans le même immeuble, et les avaient fermés. Al-Moustakbal étant une chaîne appartenant aux Hariri, chefs de file des antisyriens, on peut deviner l’identité des assaillants. Et s’ils ont épargné la MBC, ce n’est pas par amour de la liberté d’expression mais parce que derrière la MBC il y a le royaume d’Arabie saoudite. Apparemment, la Syrie et le Hezbollah ne sont pas encore prêts à déclencher une crise avec le royaume wahhabite.


Même matrice idéologique mais studios et chaînes différents. Al-Nas, la chaîne «qui vous emmène au paradis» (c’est son credo), est en crise. Ses trois prédicateurs principaux menacent de claquer la porte si leur confrère égyptien Amr Khaled entre à Al-Nas. La direction de la chaîne religieuse la plus suivie en Egypte semble tenir à la venue de Amr Khaled. Elle a déjà fait une concession aux cheikhs en interdisant l’apparition de femmes en hidjab à l’écran, sous prétexte que le visage de la femme est une «partie honteuse» à la télé. Aujourd’hui, ses prédicateurs vedettes ne veulent pas d’un concurrent et qui plus est imberbe. Et puisque nous parlons encore de wahhabisme, vous avez sans doute été interpellés, tout comme moi, par ce communiqué des «ulémas» algériens, sommant le ministre des Affaires religieuses de lâcher le contrôle des mosquées. Je suis un peu étonné par cette injonction faite à un ministre qui ne contrôle rien de renoncer à un contrôle sur les mosquées qu’il exerce par intermittence. A moins qu’il ne s’agisse encore de l’argent de la «Zakat», le différend d’ordre religieux étant à écarter dans ces sphères-là. Vous avez, enfin, lu dans la presse le résumé de cette lettre adressée au président de la République par un journaliste sportif très connu, Hafidh Derradji en l’occurrence. Il paraît que la direction de la télévision l’a accusé d’être un opposant à Bouteflika. Ce que l’intéressé dément avec la plus grande vigueur. Je suppose que Hafidh Derradji s’inquiète pour son avenir et je lui donne raison. Il faut, en effet, être d’une rare témérité pour s’opposer à Bouteflika au jour d’aujourd’hui. A moins d’avoir des informations sérieuses sur l’avenir du troisième mandat. Et là encore, il ne faut pas s’y risquer : souvenez-vous du scrutin présidentiel de 2004 !


Ahmed Halli Le Soir d'Algérie http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/05/12/article.php?sid=68173&cid=8

La liberté d'expression en hauts talons

«J’ai atteint l’âge de onze ans et ma voix est devenue ma honte. Ainsi ont parlé les femmes de ma famille : la voix fait partie de l’honneur de la femme. Plus cette voix s’élève et plus le respect pour la femme diminue. Sa voix ne doit être qu’un murmure. Ce qui veut dire que ma voix est un péché. Elles ont dit aussi que mes regards sont un péché, que mes rires sont un péché.Elles ont dit que l’honneur de la société est entre les cuisses de ses filles, que l’honneur des hommes s’efface lorsque je souris, que l’honneur de tous les hommes de la famille est perdu au premier regard d’admiration que j’échange avec un homme. Elles ont dit que la pudeur des vierges doit être exemplaire. C’étaient des femmes qui m’ont raconté comment je devais avoir honte des attributs de la nature. Des femmes qui m’ont appris comment mes yeux devaient être rivés au sol, ne serait-ce que par ruse. «Mes cheveux aussi sont un péché. Mon institutrice a juré un jour que le visage de la femme était fait pour réjouir uniquement son époux ; que la fonction de la femme est achevée lorsqu’elle livre son corps à un homme. J’aurais voulu l’interroger : «Et si je ne me marie pas ? Que ferai-je de mon visage, cet élément de séduction que je possède ? J’ai grandi, et l’imam de la mosquée m’a cassé les oreilles tous les vendredis, perturbant mes révisions avec ses envolées extrémistes. Il affirmait, sous mille et un serments hebdomadaires, que le corps de la femme est une malédiction dont il fallait bannir la présence. «Tout en moi est donc péché. Pourquoi ais-je donc été créée ? Est-ce pour ça qu’ils ont choisi pour moi le noir ? Pour que je proclame au monde le deuil d’être née femme ? Et comment me suis-je résignée, moi, à la timidité, à la honte, au lieu de m’enorgueillir des merveilles de la création ? Les merveilles de la féminité. Question plus importante : quand est-ce que la femme a commencé à avoir honte de son existence ? «Tout ce que je sais, en ce qui me concerne, c’est qu’ils ont introduit des leçons sur le cycle menstruel dans les manuels religieux. J’ai appris ma leçon : il est écrit que je dois être une impure («nadjasse ») durant plusieurs jours dans le mois. J’ai cherché la signification du mot impure dans les dictionnaires arabes et toutes les définitions aboutissaient à celle-ci : sale ! C’est alors que j’ai éprouvé de la honte. Comment puis-je ne pas avoir honte, moi la souillon ? Je ne suis pas un être sain, ni propre. «Puis, j’ai parcouru le monde et j’ai vu. J’ai vu des statues des dieux antiques dans leur nudité. J’ai vu des corps de femmes sculptés ou gravés dans les rues et sur les routes, sur les parois des grottes, à l’intérieur des palais et des citadelles, avec une ferveur quasi mystique. Tous ont rivalisé de talent pour sculpter mon corps qui renferme le secret des merveilles de la création, le symbole de la fertilité et de la fécondité. Le corps devant lequel les anciens et les idolâtres n’ont pu dissimuler leur extase et qu’ils ont sanctifié et adoré. Je me suis imaginé quel aurait été le sort de ces sculptures et de ces gravures si elles avaient été laissées dans notre région. J’ai pensé qu’elles auraient été détruites ou recouvertes de voiles. Mais j’ai imaginé aussi qu’elles auraient pu inspirer le respect de la société pour les corps de ses femmes, au lieu de la répulsion. Comment les anciens ont glorifié mon corps et comment les miens l’ont offensé. «Je suis revenue à ma société. Là où les hommes sont fiers de montrer des pans de leur corps. Là où les femmes sont fières d’exhiber les surfaces de tissus utilisés. Contre toute logique, celle qui veut que ce soit les hommes qui devraient avoir honte de leur corps. Car le corps de la femme est plus beau. C’est la beauté qui devrait être généralisée dans la rue, et non pas l’inverse. Je suis revenue là où les tissus sont les premiers facteurs de distinction entre les êtres et de violation de toutes les chartes et de tous les droits humains. Quelques mètres de coton suffisent à juger si celles qui s’en couvrent sont dépravées ou vertueuses. «Coton, laine et soie : tels sont les critères de la morale ici, tant que toutes les choses se déroulent à l’intérieur des murs et que rien n’apparaît sur l’asphalte. La première gifle morale que j’ai reçue de la société, c’est lorsque j’étudiais dans un de ces établissements secondaires où les élèves et les enseignantes étaient rigoristes jusqu’à l’extrémisme. La façon dont nous portions l’habit traditionnel suffisait à nous classer. C’est ainsi qu’il fut décrété que toutes les élèves connaîtraient la béatitude au paradis à l’exception de ma camarade et de moi. Nous irions rôtir en enfer et nous serions dévorées par les hyènes. «Un jour, une de mes condisciples me demanda de téléphoner à son amoureux pour fixer leur prochain rendez- vous, son propre téléphone étant en panne. «Comment peux-tu me demander ça, toi l’élève modèle voilée et qui ne montre ni ses mains ni ses pieds ? Elle me répondit : «Qu’est-ce que ceci a à voir avec cela ? Toi, tu es une mécréante, parce que tu ne respectes pas le port du voile et que tu laisses des parties de ton corps livrées sans honte au regard des étrangers». Tels sont les critères de la morale ici, tant que tout se déroule à l’intérieur et que rien ne transparaît sur l’asphalte, tant que le corps est entièrement recouvert. Il reste que c’est le même corps dans les murs et hors les murs. La différence réside dans les lois qui sont en vigueur en de ça et au-delà des murs».


Ce texte dont je vous ai proposé de larges extraits est de l’écrivaine saoudienne Nadine Albdaïr. Cette jeune femme refuse de se soumettre à l’ordre établi et elle l’exprime chaque jeudi dans le quotidien saoudien Al-Watan. Ses prises de position sont un pied-de-nez au fondamentalisme saoudien. On peut s’étonner que de tels écrits soient publiés dans la presse du royaume qui ne laisse pas beaucoup d’espaces de liberté, surtout aux femmes. Certains peuvent même en conclure qu’une hirondelle ne fait pas le printemps. Néanmoins, Nadine Albdaïr dérange et interpelle sa propre société. Récemment, Nadine a pris la défense de la danse orientale, ou «danse du ventre» dans un dialogue imaginaire avec un adversaire de cet art. Elle affirme pratiquer elle-même la danse orientale pour se mettre en forme avant d’écrire. Alors qu’un journaliste américain lui demandait pourquoi elle portait des talons hauts alors qu’elle n’en avait pas besoin, elle a répondu : «Je le fais parce qu’ils claquent sur le pavé. Une femme doit se faire entendre lorsqu’elle marche. Pour moi, c’est aussi une forme de contestation des interdits masculins». L’écrivaine saoudienne a, par ailleurs, vertement tancé les libéraux saoudiens qui réclament la démocratie tout en la refusant dans leurs propres familles. Bien entendu, tous les sites intégristes l’abreuvent d’injures et de qualificatifs infâmants. L’un d’eux a même décidé de la porter sur la liste des sybarites et des libertins du siècle, aux côtés de Nizar Qabbani et de… Mohamed Arkoun. Une sacrée référence en ce qui me concerne et qui m’a donné l’envie de vous la faire connaître. Avec de tels exemples, je ne comprends pas pourquoi nos écrivains et journalistes s’obstinent à imiter l’Arabie saoudite d’il y a trente ans. Sommes-nous condamnés à toujours nous repaître des produits abandonnés par les autres ? Même notre fondamentalisme ressemble étrangement à ces déchets que les riches viennent enfouir dans le sol des pauvres.

Ahmed Alli Le soir d'Algérie http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/05/05/article.php?sid=67872&cid=8

La science, ce soldat inconnu

Ouf ! Il était temps que le mois d’avril s’en aille, avec ses sautes d’humeur climatiques, ses vents de sable et ses coups de froid sur l’espérance. Avril, c’est aussi le mois des couleuvres, de plus en plus difficiles à avaler. On en a eu de belles, cette année, avec la mort par épuisement de la campagne venimeuse sur l’évangélisation de masse en Kabylie. On en est revenu à certaines réalités occultées à la veille pour cause d’anniversaire du 20 Avril. Pour cette 28e commémoration, d’aucuns se sont souvenus que la Kabylie est une région livrée à elle-même dans un pays mal gouverné.C’est le paradoxe de la peur du gendarme qui change de camp et qui s’empare des chefs de la nation. «Ces gens-là contestent nos méthodes. Eh bien laissons- les se débrouiller tout seuls. Laissons-les s’entredéchirer dans leurs réserves indiennes !» C’est la tentation de la solution imaginée par le «Makhzen» marocain pour se débarrasser du problème des provinces frondeuses : les livrer à elles-mêmes, en faire des «Aradhi Essiba» (territoires abandonnés). C’est ainsi que le Sahara Occidental est devenu «terra nullus» pour justifier la conquête espagnole. La comparaison ne va pas si loin mais elle mérite tout de même qu’on y réfléchisse. Le 20 Avril, les couleuvres son restées dans leurs repaires, le fond de l’air était encore trop frais. Et puis, la journée précédente du 19 avril avait été particulièrement éreintante. Il y en avait partout et sur tous les supports : 19 avril, «Youm-al- Ilm», journée de la science. Il n’y a que nous pour aimer la science à ce point, jusqu’à lui consacrer une journée par an. On la célèbre comme le souvenir d’un martyr, du cher disparu. Pourquoi ne pas la baptiser «Journée de la science martyre »? Encore mieux : «Journée du soldat inconnu» puisque la science nous est aussi étrangère que peut l’être un militaire tué par le terrorisme repentant. «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme», disait Rabelais, repris depuis par les fondamentalistes pour justifier leur opposition aux progrès scientifiques. Dieu merci ! Nous n’avons ni l’un ni l’autre et nous pouvons nous en passer puisque nous avons le 19 avril.


Vaille que vaille, ce «Youmal- Ilm» devenu, de glissement en glissement, celui de la «science théologique», a aussi ses brevets d’invention. On y réinvente l’histoire et on y expérimente de nouvelles «vérités historiques» à enseigner à nos écoliers. Dans les prochains manuels d’histoire, on enseignera que les «Ulémas» (de «Ilm», la science) ont planifié et déclenché la guerre de Libération. On n’ose pas, pour le moment, à cause de ces anciens combattants qui s’entêtent à survivre mais patience ! Il suffit, en attendant, de lancer un mot d’ordre comme «Ben- Badis, le père de l’indépendance » et de le laisser pérégriner à travers les mosquées écoles et les écoles mosquées. C’est finalement ça la réécriture de l’histoire imaginée, il y a quelques années, par le système et transformée par lui en évènement mondain puis en pièce d’archives. «Au mois d’avril, ne te découvre pas d’un film»: c’est le proverbe remis en vogue par une section locale de l’association des «Ulémas» dans une ville de l’ouest du pays. Cette dernière proteste contre le refus d’un fonctionnaire d’accepter la photographie d’une femme en «djilbab» pour l’établissement d’une pièce d’identité. Si ces messieurs avaient vraiment été les artisans de l’indépendance, voilà ce qu’auraient été nos «Trois Révolutions»: Hidjab, djilbab, niqab. C’est vrai qu’au final, le résultat est le même mais on a quand même rêvé et le rêve aujourd’hui relève de l’apostasie, on peut ne pas s’en réveiller.


En parlant de «Ulémas» (pluriel de «Alem», savant), vous savez sans doute qu’il existe une «Union internationale des ulémas», censée être le «Vatican» du nouvel Islam fondamentaliste. Son président est le cheikh du Qatar, Youssef Karadhaoui qui est également président du «Conseil européen de l’Iftaa». Comme son nom l’indique, ce conseil édite des fatwas à l’usage des musulmans d’Europe. Ces deux organismes peuvent suggérer un fonctionnement collégial mais, dans la réalité, il n’y a que Karadhaoui qui ait voix au chapitre. C’est ce singulier personnage, apôtre de l’Islam politique et inspirateur des groupes islamistes dont il s’est détourné depuis, que le président Bouteflika a rencontré la semaine dernière. Personnellement, j’ai trouvé la couleuvre un peu grosse, à cause du retentissement donné à la rencontre des deux amis. En regardant les images de la rencontre Bouteflika-Karadhaoui au Qatar, le plus important porteavion américain dans le Golfe, le rappel est utile, je me suis souvenu de l’histoire de Norton. Ce personnage se targuait d’être célèbre, de connaître et de tutoyer tous les grands de ce monde. Avec un ami, incrédule, il avait fait le pari d’apparaître au balcon du palais pontifical, aux côtés du Pape, le jour de la célébration de la messe de Pâques. Au jour dit, l’ami sceptique attend sur la place Saint- Pierre, au milieu de la foule et il voit apparaître Norton en compagnie du Pape en habit d’apparat. Il tombe à la renverse lorsqu’un quidam le tire par la manche et lui demande : «Dites, Monsieur, qui c’est le personnage en blanc à côté de Norton ?» Devant ces images muettes, et par goût de la dérision, j’ai été tenté, en effet, de poser cette question : mais qui sont ces deux vieux qui trottinent devant cette belle jeune femme en hidjab ? Comme le commentaire maison ne mentionnait que les deux présidents, Bouteflika et Karadhaoui, j’en ai déduit que cette personne devait être l’épouse algérienne de Karadhaoui. Je me rappelai l’avoir vaguement entrevue lors de l’hospitalisation du cheikh qatari en Algérie. Après le zapping, la première question que je me suis posée est celleci : de quoi ont-ils parlé ? Ontils évoqué la dernière fatwa de Karadhaoui sur la consommation d’alcool et ses répercussions sur les ventes de bières ?

Revenant à des choses plus sérieuses, j’ai revu en pensée le film de l’audience et je me suis arrêté sur l’image de cette épouse du cheikh. Voilà une dame qui s’est spécialement apprêtée pour l’événement et arborait le sourire propice, sans avoir droit au moindre gros plan. Pas le moindre petit commentaire, la plus brève mention, une quelconque allusion. Elle était là, plantée dans le décor, aussi invisible que les figurants. Diantre ! On aurait pu au moins nous montrer un geste d’intérêt de Bouteflika à son égard. On aurait pu l’interviewer comme on le fait habituellement aux personnes qui ont eu l’honneur d’être reçues par le président et qui en sont encore tout éberluées. Non, rien de tout cela : contrairement à la femme de César qui était au-dessus de tout soupçon mais tenait son rang, la femme de Karadhaoui, elle, ne doit pas en sortir. Même en hidjab, elle doit rester à sa place, c'est-à-dire dans l’ombre de son mari, et de préférence du côté le plus obscur de l’ombre. Ni potiche, ni figurante intelligente mais tout simplement une femme arabe et musulmane qui ne doit parler que si on l’interroge. Je sais : il y a sans doute des images plus chaleureuses qui ont été supprimées au montage mais qui a décidé des coupures ? Pourquoi avoir réduit cette digne épouse à un anonymat aussi humiliant qu’insidieux ? Il y a sans doute des réponses toutes prêtes, du genre : «Karadhaoui est très jaloux et il ne tolère pas qu’on montre sa vie privée.» Franchement, je préfère la théorie d’un vieux mari jaloux à celle d’un complot du silence contre la femme. C’est pourtant la seconde hypothèse qui me semble la plus évidente.

Ahmed Alli Le soir d'Algérie http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/04/28/article.php?sid=67574&cid=8