mardi 13 mai 2008

La science, ce soldat inconnu

Ouf ! Il était temps que le mois d’avril s’en aille, avec ses sautes d’humeur climatiques, ses vents de sable et ses coups de froid sur l’espérance. Avril, c’est aussi le mois des couleuvres, de plus en plus difficiles à avaler. On en a eu de belles, cette année, avec la mort par épuisement de la campagne venimeuse sur l’évangélisation de masse en Kabylie. On en est revenu à certaines réalités occultées à la veille pour cause d’anniversaire du 20 Avril. Pour cette 28e commémoration, d’aucuns se sont souvenus que la Kabylie est une région livrée à elle-même dans un pays mal gouverné.C’est le paradoxe de la peur du gendarme qui change de camp et qui s’empare des chefs de la nation. «Ces gens-là contestent nos méthodes. Eh bien laissons- les se débrouiller tout seuls. Laissons-les s’entredéchirer dans leurs réserves indiennes !» C’est la tentation de la solution imaginée par le «Makhzen» marocain pour se débarrasser du problème des provinces frondeuses : les livrer à elles-mêmes, en faire des «Aradhi Essiba» (territoires abandonnés). C’est ainsi que le Sahara Occidental est devenu «terra nullus» pour justifier la conquête espagnole. La comparaison ne va pas si loin mais elle mérite tout de même qu’on y réfléchisse. Le 20 Avril, les couleuvres son restées dans leurs repaires, le fond de l’air était encore trop frais. Et puis, la journée précédente du 19 avril avait été particulièrement éreintante. Il y en avait partout et sur tous les supports : 19 avril, «Youm-al- Ilm», journée de la science. Il n’y a que nous pour aimer la science à ce point, jusqu’à lui consacrer une journée par an. On la célèbre comme le souvenir d’un martyr, du cher disparu. Pourquoi ne pas la baptiser «Journée de la science martyre »? Encore mieux : «Journée du soldat inconnu» puisque la science nous est aussi étrangère que peut l’être un militaire tué par le terrorisme repentant. «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme», disait Rabelais, repris depuis par les fondamentalistes pour justifier leur opposition aux progrès scientifiques. Dieu merci ! Nous n’avons ni l’un ni l’autre et nous pouvons nous en passer puisque nous avons le 19 avril.


Vaille que vaille, ce «Youmal- Ilm» devenu, de glissement en glissement, celui de la «science théologique», a aussi ses brevets d’invention. On y réinvente l’histoire et on y expérimente de nouvelles «vérités historiques» à enseigner à nos écoliers. Dans les prochains manuels d’histoire, on enseignera que les «Ulémas» (de «Ilm», la science) ont planifié et déclenché la guerre de Libération. On n’ose pas, pour le moment, à cause de ces anciens combattants qui s’entêtent à survivre mais patience ! Il suffit, en attendant, de lancer un mot d’ordre comme «Ben- Badis, le père de l’indépendance » et de le laisser pérégriner à travers les mosquées écoles et les écoles mosquées. C’est finalement ça la réécriture de l’histoire imaginée, il y a quelques années, par le système et transformée par lui en évènement mondain puis en pièce d’archives. «Au mois d’avril, ne te découvre pas d’un film»: c’est le proverbe remis en vogue par une section locale de l’association des «Ulémas» dans une ville de l’ouest du pays. Cette dernière proteste contre le refus d’un fonctionnaire d’accepter la photographie d’une femme en «djilbab» pour l’établissement d’une pièce d’identité. Si ces messieurs avaient vraiment été les artisans de l’indépendance, voilà ce qu’auraient été nos «Trois Révolutions»: Hidjab, djilbab, niqab. C’est vrai qu’au final, le résultat est le même mais on a quand même rêvé et le rêve aujourd’hui relève de l’apostasie, on peut ne pas s’en réveiller.


En parlant de «Ulémas» (pluriel de «Alem», savant), vous savez sans doute qu’il existe une «Union internationale des ulémas», censée être le «Vatican» du nouvel Islam fondamentaliste. Son président est le cheikh du Qatar, Youssef Karadhaoui qui est également président du «Conseil européen de l’Iftaa». Comme son nom l’indique, ce conseil édite des fatwas à l’usage des musulmans d’Europe. Ces deux organismes peuvent suggérer un fonctionnement collégial mais, dans la réalité, il n’y a que Karadhaoui qui ait voix au chapitre. C’est ce singulier personnage, apôtre de l’Islam politique et inspirateur des groupes islamistes dont il s’est détourné depuis, que le président Bouteflika a rencontré la semaine dernière. Personnellement, j’ai trouvé la couleuvre un peu grosse, à cause du retentissement donné à la rencontre des deux amis. En regardant les images de la rencontre Bouteflika-Karadhaoui au Qatar, le plus important porteavion américain dans le Golfe, le rappel est utile, je me suis souvenu de l’histoire de Norton. Ce personnage se targuait d’être célèbre, de connaître et de tutoyer tous les grands de ce monde. Avec un ami, incrédule, il avait fait le pari d’apparaître au balcon du palais pontifical, aux côtés du Pape, le jour de la célébration de la messe de Pâques. Au jour dit, l’ami sceptique attend sur la place Saint- Pierre, au milieu de la foule et il voit apparaître Norton en compagnie du Pape en habit d’apparat. Il tombe à la renverse lorsqu’un quidam le tire par la manche et lui demande : «Dites, Monsieur, qui c’est le personnage en blanc à côté de Norton ?» Devant ces images muettes, et par goût de la dérision, j’ai été tenté, en effet, de poser cette question : mais qui sont ces deux vieux qui trottinent devant cette belle jeune femme en hidjab ? Comme le commentaire maison ne mentionnait que les deux présidents, Bouteflika et Karadhaoui, j’en ai déduit que cette personne devait être l’épouse algérienne de Karadhaoui. Je me rappelai l’avoir vaguement entrevue lors de l’hospitalisation du cheikh qatari en Algérie. Après le zapping, la première question que je me suis posée est celleci : de quoi ont-ils parlé ? Ontils évoqué la dernière fatwa de Karadhaoui sur la consommation d’alcool et ses répercussions sur les ventes de bières ?

Revenant à des choses plus sérieuses, j’ai revu en pensée le film de l’audience et je me suis arrêté sur l’image de cette épouse du cheikh. Voilà une dame qui s’est spécialement apprêtée pour l’événement et arborait le sourire propice, sans avoir droit au moindre gros plan. Pas le moindre petit commentaire, la plus brève mention, une quelconque allusion. Elle était là, plantée dans le décor, aussi invisible que les figurants. Diantre ! On aurait pu au moins nous montrer un geste d’intérêt de Bouteflika à son égard. On aurait pu l’interviewer comme on le fait habituellement aux personnes qui ont eu l’honneur d’être reçues par le président et qui en sont encore tout éberluées. Non, rien de tout cela : contrairement à la femme de César qui était au-dessus de tout soupçon mais tenait son rang, la femme de Karadhaoui, elle, ne doit pas en sortir. Même en hidjab, elle doit rester à sa place, c'est-à-dire dans l’ombre de son mari, et de préférence du côté le plus obscur de l’ombre. Ni potiche, ni figurante intelligente mais tout simplement une femme arabe et musulmane qui ne doit parler que si on l’interroge. Je sais : il y a sans doute des images plus chaleureuses qui ont été supprimées au montage mais qui a décidé des coupures ? Pourquoi avoir réduit cette digne épouse à un anonymat aussi humiliant qu’insidieux ? Il y a sans doute des réponses toutes prêtes, du genre : «Karadhaoui est très jaloux et il ne tolère pas qu’on montre sa vie privée.» Franchement, je préfère la théorie d’un vieux mari jaloux à celle d’un complot du silence contre la femme. C’est pourtant la seconde hypothèse qui me semble la plus évidente.

Ahmed Alli Le soir d'Algérie http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/04/28/article.php?sid=67574&cid=8

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