Une commission spéciale du Parlement égyptien siège sans discontinuer depuis quelques jours pour dire si un film, projeté actuellement au Caire, constitue une agression grave contre l'Islam et le retirer de l'affiche, éventuellement. Le film qui rencontre un grand succès s'appelle L'Immeuble Yacoubian, un édifice célèbre du centre-ville. Il est adapté d'un roman du même nom, écrit par un écrivain, Ala Al-Assouani, que les députés censeurs n'ont sans doute jamais lu. Ils sont, en effet, 112 parlementaires à avoir signé une pétition demandant la constitution d'une commission d'enquête ad hoc pour traiter de L'Immeuble Yacoubian.
Ce long métrage a, entre autres particularités, celle d'avoir eu le plus gros budget consacré à un film égyptien, soit 4 millions de dollars. Le film, réalisé par un jeune cinéaste, Marwan Hamed, est interprété, notamment, par deux géants du cinéma égyptien : Nour Cherif et Adel Imam. D'où son succès populaire qui n'a pas suivi les critiques adressées, en particulier, à l'interprétation de Nour Cherif. On y raconte la vie quotidienne et l'évolution des habitants de l'Immeuble Yacoubian dans la première moitié du siècle dernier. Il s'attaque donc à des évènements et à des personnages lointains, ce qui aurait dû suffire à dissuader toute polémique. Seulement, le film suggère en filigrane que ce qui se passait au milieu du siècle dernier se reproduit encore de nos jours. En témoigne la présence du cireur, joué précisément par Nour Cherif, qui devient immensément riche grâce au commerce de la drogue. Un destin courant qui ne choquerait aujourd'hui qu'un Abou Dhar Al-Ghiffari (1) s'il était encore de ce monde. Non content de dénoncer l'enrichissement subit et illicite qui est la marque du siècle, le réalisateur met en scène un personnage, disons atypique. Hatem, c'est le jeune qui a habité seul avec sa maman dans un des vieux appartements, propriété d'un certain Yacoubian. Habiter seul avec sa maman, ça craint, dirait Charles Aznavour. Pour corser le tout, Hatem est rédacteur en chef d'une revue francophone. Il a hérité de l'appartement et de l'argent de ses parents mais il possède, en propre, une inclination irrépressible pour ses camarades du même sexe. Et c'est là que le bât blesse le chameau fondamentaliste. Qu'on soit voleur, menteur, hypocrite au jour d'aujourd'hui, d'accord mais "homo"! Voilà un travers qui ne saurait avoir droit de cité dans nos sociétés normalisées et aseptisées par une foi, dont l'ardeur s'élève jusqu'à crever la voûte céleste, en sus de nos tympans. Il est évident, pour les 112 députés égyptiens qui ont pris d'assaut "L'Immeuble Yacoubian" que montrer un seul déviant sexuel dans une société musulmane, droite comme I majuscule, c'est suggérer que les membres de cette société pourraient ne pas suivre la voie rectiligne. C'est une offense à la religion, proclame le chef de file des inquisiteurs, le député-journaliste Mustapha Bacri. Ce dernier dirige, en plus de son mandat parlementaire, une revue Al-Ousbou ( l'Hebdomadaire) qui a juré de se battre contre Israël jusqu'au dernier Palestinien. Il y a chez cet homme qui se dit nationaliste nassérien, version "salafiste" borné (2), un partage équitable des tâches. Tandis que le journaliste chante dans sa revue les exploits, à la Pyrrhus, du "Hamas" palestinien, le député Mustapha Bacri se fait le porte-étendard de la morale islamique. Selon le découpage qu'il a fait de L'Immeuble Yacoubian, un tiers du film serait consacré à des scènes équivoques (3). Ces scènes, affirme-t- il, relèvent de la pornographie (3). Elles tendent à faire l'apologie de la déviation sexuelle et à les traiter comme un phénomène coutumier dans notre société. En fait, ce qui révolte le plus l'islamo-nassérien Bacri dans ce film, et il le dit, c'est que le conscrit Abdou s'arme de la foi et en appelle à Dieu pour résister aux avances de Hatem, le corrupteur. Car, ce Hatem-là, en plus d'être ce qu'il n'aurait pas dû être dans une communauté musulmane saine de corps et d'esprits, ce Hatem-là est un ignoble tentateur. Il se sert de son argent pour appâter sa proie, Abdou, le conscrit venu de Haute-Egypte avec sa pauvreté comme viatique. La morale du film est sauve puisque Abdou échappe à son riche suborneur en puisant dans sa piété. Cependant, Mustapha Bacri, le vertueux, n'admet pas qu'un croyant puisse être sujet à la tentation et puisse en référer au ciel pour fortifier son âme. A cette heure-ci, le film L'Immeuble Yacoubian aura sans doute été retiré de l'affiche à la grande joie des tartufes arabes sans rien changer au sort des Palestiniens. Le roman éponyme continue, lui, à se tailler un succès d'estime stimulé par son passage à l'écran. L'auteur, Ala Al-Assouani, chirurgien dentiste, s'est fait connaître déjà par un roman précédent au titre emprunté à la première guerre du Golfe Des tirs amis. La semaine dernière, il a animé une conférence sur son œuvre à l'Institut des sciences de l'information de l'université du Caire. On a noté que seuls les étudiants étaient présents au débat. Le directeur et les enseignants de l'institut étaient tous absents. Il faut dire qu'en plus d'être écrivain, Ala Al- Assouani est un dangereux opposant. Il est l'un des animateurs du mouvement Kifaya (Ça suffit) opposé à la prolongation du règne de Moubarak par progéniture interposée. La carrière, c'est important messieurs, et on ne la joue pas inconsidérément. Etre au bon cimetière, au bon meeting de soutien à la Palestine, coller aux bons mandats, c'est le nec plus ultra de la gestion d'un CV! La censure, encore et toujours mais cette fois en Somalie, pays membre des deux saintes ligues, l'arabe et l'islamique. Mardi dernier, des hommes ont été tués lorsque les milices des "Tribunaux islamiques" ont dispersé la foule qui regardait le match de football Italie- Allemagne. Pour les nouveaux maîtres de Mogadiscio, regarder la Coupe du monde est un acte impie et une perte de temps. Le quotidien libanais Essafir qui commente l'incident note que c'est la première fois qu'un mouvement islamiste au pouvoir s'attaque au sport le plus populaire du monde. L'interdiction de la Coupe du monde ne se base pas sur une fetwa émise par une référence religieuse reconnue mais elle émane au mieux de l'opinion d'un des cheikhs des "tribunaux" somaliens, souligne le quotidien. Essafir observe que "la Somalie vit une période révolutionnaire semblable à celle qu'a vécue et vit encore l'Iran où la lutte entre tradition et modernité a aussi pour théâtre les stades de football. La femme y est interdite d'accès. En Somalie, c'est plus sévère, même les hommes n'ont pas droit au football". D'où la crainte de notre confrère de voir un régime "taliban" s'installer en Somalie. Crainte d'autant plus justifiée que les étudiants, ici, ont bouclé leur cursus. Ils sont devenus juges et ont érigé leurs propres tribunaux. La Somalie, ce serait l'Afghanistan avec des "étudiants" qui ont réussi à obtenir leurs diplômes. A. H.
(1) Compagnon du Prophète, il critiquait sévèrement le comportement de ses contemporains. Observant un jour le khalife Othmane qui surélevait sa maison, il lui dit : "Si tu fais ça avec ton argent personnel, c'est du gaspillage et si c'est avec l'argent du peuple c'est du vol. Dans les deux cas, tu es coupable."
(2) C'est fou ce que le monde change. Aujourd'hui, le Soudanais Sadek Al-Mahdi anime un comité pour entretenir la mémoire de l'écrivain Kawakibi. Sadek Al-Mahdi, converti à la démocratie avec la bénédiction des Nations unies, c'est à peine croyable !
3) C'est étonnant et à peine croyable quand on sait la redoutable vigilance de la censure égyptienne qui ne laisse même plus passer les baisers de "happy end".
Le soir d'Algérie Ahmed Alli http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2006/07/10/article.php?sid=40902&cid=8
jeudi 30 novembre 2006
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