mercredi 29 novembre 2006

La tentation du jardin du diable

La chronique de la semaine dernière a suscité de nombreuses réactions. Celles-ci, une fois n'est pas coutume, tranchent avec les imprécations et les excommunications que je reçois sur ma boîte e-mail. Les musulmans, mes frères, auraient-ils changé au point de réfléchir avant d'accuser, de juger avant de condamner ?


Toujours est-il que la grosse majorité des questions tourne autour de la personnalité de Djamel Al-Bana.
Plutôt que de conclure à l'effet magnétique de la seule parenté de Djamel avec Hassan Al-Bana, je préfère croire à l'éveil de la curiosité pour ses idées. Le penseur égyptien, aujourd'hui âgé de 85 ans, est un personnage atypique dans le monde arabo-musulman. Il ne pense pas comme le voudraient ses contemporains et il ne parle pas comme ils souhaiteraient l'entendre. Djamel Al-Bana abat toutes les cloisons et fait fi de tous les tabous lorsqu'il disserte sur la religion. Profondément croyant mais se défiant de l'Islam des apparences, il est l'un des rares penseurs musulmans à se libérer du carcan des théologiens. Comme beaucoup de ses semblables, le frère cadet de Hassan Al-Bana mène un combat qui semble inégal. Comparé à un Karadhawi, solidement adossé aux pétrodollars et à un réseau de chaînes satellitaires, il restera sans doute pour l'histoire un illustre incompris. Il y a, en effet, chez ce non-conformiste une volonté délibérée de défier, de provoquer la polémique. C'est une recette éprouvée en Europe où les novateurs ont fini par avoir le dernier mot. Dans un monde arabe marqué du sceau de la malédiction pour les novateurs, toute idée à contre-courant est une offense à la communauté des croyants. Dans ce contexte bien particulier, Djamel Al-Bana a donc commencé par "offenser" son frère en refusant de s'enrôler (1) dans le mouvement des "Frères musulmans". En 1946, il a créé le "Parti de l'action nationale et sociale". Arrêté par la police alors qu'il distribuait des tracts de sa formation, il a été libéré sur l'intervention de son frère Hassan. Ce dernier le fit appeler et le sermonna en ces termes : "Tu te donnes de la peine pour travailler un terrain stérile avec un parti chétif et pauvre qui ne réunit que quelques jeunes et des ouvriers. Alors que chez les "Frères", il y a des jardins pleins de fruits qui ne demandent qu'à être ramassés et protégés." Rejetant la tentation du jardin du diable, Djamel dit à son frère : "Les arbres des "Frères" donnent des fruits que je n'aime pas." Loin de se mettre en colère, Hassan lui conseilla alors de changer l'appellation de son parti. "Transforme-le en association, ainsi tu éviteras la confrontation avec le gouvernement alors que tu es dans ta première jeunesse", lui dit-il. Quoiqu'il soit aujourd'hui en conflit permanent avec le mouvement des "Frères musulmans, Djamel Al-Bana voue une admiration sans bornes à Hassan, son aîné de quatorze ans. Il considère que s'il avait vécu assez longtemps, il aurait donné une autre impulsion au mouvement. Le fondateur des "Frères musulmans" était un libéral, estime son frère cadet. "Il est né et a vécu dans la période libérale de l'Egypte. C'est un enfant de la Révolution de 1919". Pour lui, la chance de la famille Al-Bana (2) est de n'avoir jamais mis les pieds à Al-Azhar. Si Hassan Al-Bana avait été "azhari", il aurait été archaïque et n'aurait pas professé certaines idées avancées pour l'époque. "Ni mon père ni mon frère ni moi-même n'avons foulé les tapis d'Al-Azhar, Dieu merci !", aime-t-il à répéter. Son père, très pieux et féru de "hanbalisme", avait une immense bibliothèque où voisinaient aussi bien les livres religieux que la poésie et la littérature.


Dans un recoin de la bibliothèque que Djamel affectionnait, le père collectionnait les feuilletons policiers ou romanesques qu'il découpait soigneusement dans Al-Ahram. Outre une publication du Wafd, on trouvait dans cette bibliothèque un journal intitulé Al- Amal (l'espoir) que publiait une jeune femme du nom de Mounira Thabet. C'est Mounira Thabet qui, dès 1920, a revendiqué le droit pour la femme à participer à la vie politique. C'était bien avant que les associations féminines ne militent, dans les années trente, pour l'accès des femmes à l'école et pour la mixité au travail. En ce qui concerne l'attitude de son frère sur la question des femmes, Djamel Al-Bana ne la défend pas mais tente de la justifier. "C'est un sujet très sensible, dit-il. Mon frère était favorable aux droits de la femme mais s'il avait posé ce problème là à son époque, il aurait été rejeté. Même le Prophète n'a pas interdit le vin en une seule fois mais il a procédé par étapes. Hassan Al-Bana se devait de ne pas être maximaliste vis-à-vis des masses même s'il ne pensait pas comme elles". Et pour bien montrer que son frère savait évoluer avec son temps, il rappelle que Hassan Al- Bana a fondé son mouvement en 1928 à Ismaïlia, en tant que confrérie soufie. "En vingt ans, le mouvement est passé du soufisme à la revendication de l'Islam comme système politique". A ceux qui assimilent abusivement la laïcité à la mécréance, il rappelle que la laïcité en Europe a été une réaction à la dictature de l'Eglise."Or, souligne- t-il, il n'y a pas d'Eglise en Islam et il n'y a pas d'hostilité entre la laïcité et l'Islam. La laïcité n'est pas contre la religion." De la même manière, il fait un sort au slogan des "Frères musulmans" sur l'Islam et l'Etat. "L'Islam est une religion et une communauté, affirme-t-il. Ce n'est pas une religion et un Etat. L'Etat de Médine établi par le Prophète a été une exception, à la fois positive et négative (…). Je dis aux tenants de l'Etat islamique : "Donnez-moi un Etat dirigé par un Prophète et je lui ferais allégeance". Donc, il n'y a pas de commune mesure avec l'Etat du Prophète et sa revendication ne fait pas partie de la foi." "C'est pour cela que la voie salutaire est celle de la séparation de la religion et de l'Etat, prône Djamel Al-Bana. C'est pour ça que j'ai suggéré d'enlever de la Constitution (égyptienne) l'article qui stipule que l'Islam est la religion de l'Etat. Pourquoi ? Parce que fondamentalement l'Etat ne peut rien offrir à l'Islam. En revanche, cet article peut être exploité par des fous pour commettre des actes réprouvés par l'Islam. Sans compter que cet article peut heurter la sensibilité de nos frères coptes. Ces derniers doivent avoir le sentiment que cet Etat est aussi le leur." Voici, enfin, comment Djamel Al-Bana voit le monde musulman aujourd'hui : "L'Islam que pratiquent aujourd'hui les musulmans n'est pas l'Islam de Dieu et du Prophète mais celui des théologiens. Aujourd'hui, les gens ne font pas travailler leur esprit mais s'en remettent aux explications des exégètes plutôt qu'au texte sacré lui-même. Ils ne cherchent pas à s'assurer de la véracité d'un "Hadith" mais l'acceptent tel quel. C'est l'Islam des théologiens qui reflète les préoccupations de leur époque et non pas celles de la nôtre (…) Toutes les "fetwas" des imams sont un obstacle à la modernisation de la pensée islamique", ajoute le cadet des Al-Bana. Ce sera ma conclusion. A. H.

(1) Ce qui est impensable dans des pays où des partis se réduisent souvent à une cellule familiale et ont pour idéologie suprême la solidarité de clan. Par exemple: combien croyez-vous qu'il y a de laïcs dans la famille de Ali Benhadj ? Aucun, selon moi, mais si, par bonheur, il y a un Benhadj laïque, qu'il continue à se dissimuler, la "taqia" est de mise.

(2) L'un des frères de Djamel Al-Bana a été un compositeur célèbre.

Le soir d'Algérie Ahmed Alli http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2006/03/20/article.php?sid=35875&cid=8

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