mardi 28 novembre 2006

Le diable comme arbitre de la parité

Comme chacun voit midi à sa porte, tout le monde a sa propre idée sur le diable et sur les lieux qu'il hante. Le diable fait partie de notre vie quotidienne, notamment par le langage. Un homme belliqueux et imbattable peut être assimilé à un diable. Un garçon turbulent peut l'être aussi. Le bon petit diable de la littérature en témoigne.



Attention quand même aux diablotins ! Ils peuvent devenir diaboliques en vieillissant et en prenant du pouvoir. Chassé du paradis pour avoir refusé de se prosterner devant l'homme, Satan s'emploie à soumettre les fils et filles d'Adam. Avec l'évolution de l'humanité, le diable s'est presque banalisé aux yeux de ceux qu'il est censé induire en tentation. La peur du diable est tellement dédramatisée que d'aucuns n'y croient plus. L'exception est majoritaire : Satan provoque encore des fureurs extatiques de saison. Le diable a donc une adresse, une villégiature, hors la lucarne des gardiens de buts malchanceux. Des centaines de milliers de personnes se bousculent, se marchent dessus pour le lapider en effigie. Lorsque des dizaines de pèlerins se meurent étouffés ou écrasés, personne n'ose y voir la main du diable. C'est la fatalité, comme l'a si bien exprimé l'imam de La Mecque, un fataliste amateur de statistiques. Lors de son prêche traditionnel, il a banalisé le drame par les chiffres. Les victimes ne représenteraient que quatorze pour mille de l'ensemble des pèlerins présents à la lapidation. C'est rassurant pour l'avenir, non? Des Algériens ont trouvé la mort lors de cette tragique bousculade. Parmi eux, il y avait aussi des Algériennes, un détail de l'histoire. On peut noter sur la liste que le nombre des femmes décédées est presque égal à celui des hommes. Une consolation : la femme est pratiquement à égalité devant celui dont elle est la moitié. Mais le diable est partout, me dit-on, et il recrute des adeptes dans le monde entier.



Le quotidien Al-Khabar croit l'avoir déniché à Bordj-el- Kiffan où il aurait recruté une soixantaine d'adeptes. Cette branche algérienne des adorateurs de Satan aurait été mise en place par l'un de nos compatriotes formé à Bristol, le centre principal du culte satanique. Le journal décrit les membres du groupe comme étant habillés de noir et portant une boucle d'oreille et un catogan. Un conseil: si vous n'avez rien à faire avec le diable et si vous avez un penchant pour l'accoutrement décrit ci-dessus, évitez Bordj-el-Kiffan ces jours-ci ! Cela étant, le diable se niche aussi bien dans l'œil du voisin et être moins visible que la paille que vous y voyez habituellement. On peut diaboliser à l'envi par simple fetwa, décréter que tel journaliste ou tel écrivain est un suppôt du diable. Ce qui autorise les extrêmement croyants à les assassiner. Les assassins de Tahar Djaout, qui doivent tenir aujourd'hui des échoppes à l'enseigne de la barbe et du qamis, ne l'ont probablement jamais lu. Une certitude: l'islamiste qui a tenté d'assassiner Naguib Mahfoudh en 1994 ne l'avait jamais lu. Interrogé au lendemain de son acte manqué, je jeune illuminé avait affirmé qu'il n'avait jamais lu une œuvre de l'écrivain. Il avait simplement obéi à une fetwa de son “émir” proclamant que Mahfoudh était un apostat. Ce qui explique sans doute pourquoi le prix Nobel de littérature rechigne à faire rééditer sa célèbre trilogie Ouled Haratna. Comme un ultime défi, le grand écrivain qui vient de boucler ses 94 ans a émis deux conditions : 1) Que l'université islamiste Al Azhar lui délivre l'imprimatur sous forme de fetwa autorisant la réédition du roman. 2) Que la nouvelle édition soit préfacée par un des responsables du mouvement des Frères musulmans qui ont jusqu'alors combattu l'écrivain.


Certains intellectuels égyptiens ont pu voir dans ces deux exigences la porte ouverte à une censure préalable sur la création littéraire mais l'écrivain répète qu'il veut des garanties. Comme il connaît bien sa société et ses tendances lourdes, Naguib Mahfoudh veut avoir au moins la certitude de ne pas être déclaré apostat après sa mort. Il ne se fie pas trop aux Frères musulmans malgré leurs assurances à son égard et il connaît trop bien Al Azhar (1). C'est justement en plein débat sur “l'affaire Mahfoudh” que des théologiens d’Al Azhar ont choisi d'attiser la méfiance de l'écrivain égyptien. Il s'agit de cinéma, cette fois, et du nouveau film de Khaled Youssef Widja. On se souvient que le “commandeur” des Frères musulmans n'avait pas daigné répondre à l'invitation d'assister à la première du film. Ce qui a montré les limites de l'amour que ce responsable prétendait porter au cinéma. Après le boycott, les attaques, les théologiens se sont rués dans la brèche. Ils ne se sont pas insurgés contre les thèses du film pourtant très hardies dans l'Egypte actuelle. Ils ont concentré leurs tirs sur une seule scène, celle où l'actrice Mouna Chalabi se déguise pour aller voir son petit ami. Elle met un hidjab (2) pour le rejoindre dans le quartier populaire où il habite sans susciter la méfiance des voisins. Les détracteurs de l'œuvre estiment qu'il porte atteinte au hidjab en tant que symbole de l'Islam (3) et qu'il jette la suspicion sur celles qui le portent. Le réalisateur a tenté de se justifier en s'étonnant d'abord que des théologiens jugent un film sans même l'avoir vu. “Comment peut-on manquer à ce point de respect à sa position et tourner le dos à la théologie en émettant des jugements préconçus sur une œuvre ?”, se demande Khaled Youssef. En fait, les théologiens, qui agissent par ouï-dire, reprochent surtout au film de Khaled Youssef d'aborder des thèmes comme les relations hors mariage et de dénoncer l'hypocrisie des relations sociales. Ils choisissent donc de cibler la scène du hidjab car, dans leur entendement et dans leur monde, les relations hors mariage n'existent pas. D'ailleurs, Al Azhar a déjà fait parler d'elle au début de l'année avec une fetwa édifiante. Un de ses théologiens fonctionnaires a innové (bidaa) sans encourir de sanction. Partant du fait que l'adultère n'existe pas dans une société musulmane idéale (c'est le cas de l'Egypte et d'autres), le cheikh Rashad Hassan Khalil (4) a cherché et a trouvé. Il affirme que tous les couples qui se dénudent lors de l'acte sexuel commettent l'adultère. Ils sont donc en position de péché et leur éventuelle progéniture serait illégitime. Plus près de nous, des députés islamistes à l'APN auraient trouvé, paraît-il, le moyen d'éloigner la tentation adultère. Il suffit, disent-ils, de rétablir le châtiment légal de la flagellation. En théorie, le Coran prescrit 100 coups de fouet pour la femme et l'homme adultère. Dans la pratique, et soucieux de la pudeur féminine, des hommes de bonne volonté ont opté pour la lapidation. C'est plus sûr : la survie y est impossible. Pour pouvoir à nouveau prétendre à l'égalité, les femmes devront attendre la prochaine bousculade devant l'effigie du diable. Le démon comme arbitre de la parité hommes femmes, voilà encore une pensée diabolique qu'il faut vite lapider. Vadé rétro Satanas ! A. H.


(1) Naguib Mahfoudh n'ignore pas pourtant que l'institution et les Frères musulmans ne donneront jamais une caution écrite à une œuvre qu'ils ont vouée déjà à l'autodafé. (2) Que celles qui ne l'ont pas fait ou n'ont pas pensé à le faire lui jettent la première pierre. (3) Le hidjab, symbole de l'Islam politique s'entend. Le film est pourtant passé à la censure mais il risque encore de subir une seconde lecture. (4) Un avertissement aux Français qui envisagent un Islam de France enseigné par des précepteurs d'Al Azhar.

Le soir d'Algérie Ahmed Alli http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2006/01/23/article.php?sid=33468&cid=8

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